Monday, February 05, 2007

La problématique du calendrier islamique

Voir également sur Oumma.com le 15 mai 2006 : 1er muharram - calendrier lunaire ou islamique

La problématique du calendrier islamique *

Voir le texte de cet article sur Oumma.com le 2 février 2007

Khalid Chraibi

Dernière mise à jour : 4 février 2007

« Le soleil et la lune (évoluent) selon un calcul (minutieux) » (Coran, Ar-Rahman, 55 : 5) (1)

« C'est Lui qui a fait du soleil une clarté et de la lune une lumière, et Il en a déterminé les phases afin que vous sachiez le nombre des années et le calcul (du temps). » (Coran, Yunus, 10 : 5) (2)

« Les ulémas n'ont pas le monopole d'interprétation de la charia. Evidemment ils doivent être consultés au premier plan sur les questions de la charia. (Mais) ce ne sont pas eux qui font la loi religieuse, de même que ce ne sont pas les professeurs de droit qui font la loi, mais les parlements » (Ahmed Khamlichi) (3)

« Une conférence internationale s’est tenue au Maroc en novembre 2006 concernant l’adoption d’un calendrier islamique universel. Des astronomes d’Arabie Saoudite, d’Egypte, de Jordanie, des Emirats Arabes Unis, d’Iran, de Guinée, de Libye, du Maroc et des Etats-Unis y ont participé. A une très forte majorité, comprenant l’Arabie Saoudite, l’Egypte et l’Iran, les astronomes se sont mis d’accord sur le calendrier (adopté par le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord) qui peut être utilisé comme calendrier islamique universel. Le Maroc est disposé à l’adopter immédiatement. D’autres développements sur cette question seront publiés au fur et à mesure. » (Moonsighting.Com, 25 décembre 2006) (4)

Introduction

Depuis que l’usage du calendrier grégorien s’est généralisé dans les pays musulmans, après leur occupation par des puissances étrangères aux 19è et 20è siècles, le calendrier islamique s’est progressivement trouvé relégué à des fonctions de protocole et de représentation, qu’il assume essentiellement à l’occasion du 1er muharram, du 1er ramadan, de l’aïd el-fitr ou de l’aïd al-adha. Nul ne songerait, de nos jours, à dater un contrat, à faire des réservations de billets d’avion ou de chambres d’hôtel, ou à programmer une conférence internationale sur la base des données de ce calendrier.

En effet, ses dates sont associées à des jours différents dans différents Etats musulmans et il ne permet pas, à l’intérieur du même pays, de planifier d’activités au-delà du mois en cours.

A titre d’illustration, le 1er shawal 1426, jour de célébration de l’aïd el fitr, correspondait au mercredi 2 novembre 2005 en Libye et au Nigéria ; au jeudi 3 novembre dans 30 pays dont l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, l’Arabie Saoudite et une partie des Etats-Unis ; au vendredi 4 novembre dans 13 pays dont le Maroc, l’Iran, le Bangladesh, l’Afrique du Sud, le Canada, une partie de l’Inde et une partie des Etats-Unis ; et au samedi 5 novembre dans une partie de l’Inde. (4) Cet état des choses n’est nullement exceptionnel, mais se renouvelle chaque mois.

Pourtant, le calendrier lunaire, basé sur le calcul, est en mesure de remplir parfaitement toutes les fonctions que les sociétés modernes en attendent. Mais, suite à l’interprétation que les ulémas ont donnée à un célèbre hadith du Prophète sur le début des mois lunaires, le mois lunaire islamique s’est retrouvé déconnecté de ses fondements conceptuels et méthodologiques astronomiques, ce qui a rendu caduques les fonctions du calendrier musulman, qui ne peut pas être établi à l’avance. (5)

De nombreux penseurs islamiques et juristes de renom se sont sentis interpelés par cette situation et ont publié à diverses reprises, depuis le début du 20è s., des études qui prônent l’utilisation par la communauté musulmane d’un calendrier islamique basé sur le calcul, dont ils confirment et démontrent la licité. La célèbre étude du cadi Ahmad Shakir (1939) (6), aux conclusions de laquelle le professeur Yusuf al-Qaradawi s’est dernièrement rallié (2004) (7) et les récentes décisions du Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (2006) (8) s’inscrivent dans cette ligne de pensée.

L’astronome et le calendrier

Le calendrier lunaire basé sur le calcul astronomique était déjà un outil hautement performant du temps des Babyloniens (18è s. av. J.C.). Il répond parfaitement, de nos jours encore, aux divers besoins d’une société moderne.

Le mois lunaire débute au moment de la « conjonction » mensuelle, quand la Lune se trouve située sur une ligne droite entre la Terre et le Soleil. Le mois est défini comme la durée moyenne d’une rotation de la Lune autour de la Terre (29,53 j environ).La lunaison varie au sein d'une plage dont les limites sont de 29. 27 j au solstice d'été et de 29.84 j au solstice d'hiver, donnant, pour l’année de 12 mois, une durée moyenne de 354,37 j. L’astronome babylonien Kidinnu (4è s. av. J.C.?), très connu pour ses travaux astronomiques, a calculé la durée du mois synodique comme égale à 29j, 12h 44 mn 3,3 s, alors que la valeur admise aujourd’hui est de 29j, 12h 44mn 2,8 s, soit environ une demi seconde d’écart.

Les astronomes ont posé, depuis des millénaires, la convention que des mois de 30 j et de 29 j se succédaient en alternance, ce qui permettait de faire correspondre la durée de rotation de la Lune sur deux mois consécutifs à un nombre de jours entiers (59), laissant à peine un petit écart mensuel de 44 mn environ, qui se cumulait pour atteindre 24 h (soit l’équivalent d’un jour) en 2,73 ans. Pour solder cet écart, il suffisait d’ajouter un jour au dernier mois de l’année, tous les trois ans environ, de la même manière qu’on ajoute un jour tous les quatre ans au calendrier grégorien. Les années dites « abondantes » du calendrier islamique, d’une durée de 355 j chacune, sont au nombre de 11 dans un cycle de 30 ans (années n° 2, 5, 7, 10, 13, 16, 18, 21, 24, 26 et 29), alors que les années dites « communes », d’une durée de 354 j, sont au nombre de 19.

Dans l’Arabie pré-islamique, les bédouins utilisaient un calendrier lunaire basé sur une année de 12 mois. Mais ils avaient pris l’habitude, depuis l’an 412, de leur adjoindre un 13è mois mobile, (dont le concept avait été emprunté au calendrier israélite), dans le but de faire correspondre le mois du hajj à la saison d’automne. Ces ajustements ayant fait l’objet de grands abus, le Coran les a réprimés en fixant à douze le nombre de mois d’une année et en interdisant l’intercalation du 13è mois. (9) Mais il ne fournit aucune autre indication d’ordre méthodologique concernant la confection du calendrier lunaire, et ne fait aucune référence au calcul astronomique.

Les bédouins étaient habitués à observer la position des étoiles, de nuit, pour se guider dans leurs déplacements à travers le désert, et à observer l’apparition de la nouvelle lune pour connaître le début des mois. Quand ils interrogèrent le Prophète sur la procédure à suivre pour déterminer le début et la fin du mois de jeûne, il leur recommanda de commencer le jeûne du mois du ramadan avec l’observation de la naissance de la nouvelle lune [au soir du 29è j du mois] et d’arrêter le jeûne avec la naissance de la nouvelle lune (du mois de shawal). « Si le croissant n'est pas visible (à cause des nuages) comptez jusqu'à 30 j. ». (10)

La recommandation confortait dans ses habitudes ancestrales une communauté qui ne savait ni écrire ni compter et qui n’avait pas d’accès, de toutes façons, à d’autres méthodes de suivi des mois. Les données astronomiques n’étaient pas communément disponibles pour être utilisées par la population de manière pratique, en tous lieux, comme c’est le cas aujourd’hui pour les agendas et calendriers, par exemple.

Les ulémas et les autorités temporelles en ont déduit, à tort ou à raison, que chacun des Etats islamiques devait (ou pouvait) procéder pour son propre compte à l’observation mensuelle de la nouvelle lune dans le ciel (ou à défaut attendre l’achèvement d’un 30è j) avant de décréter le début d’un nouveau mois sur son territoire, au lieu de faire démarrer le mois avec la conjonction mensuelle.

Or, le croissant lunaire ne devient généralement visible que quelques 18 h après la conjonction, et sujet à l’existence de conditions favorables résultant de facteurs tels que le nombre d’heures écoulées depuis la conjonction ; les positions relatives du Soleil, du croissant lunaire et de l’observateur ; l’altitude de la lune au coucher du soleil ; le lieu où l’on procède à l’observation ; l’angle formé avec le soleil au moment du coucher ; les conditions d’observation (pollution, humidité, température de l’air, altitude) ; la limite de détection de l'oeil humain ; etc. (11)

Selon les mois et les saisons, les conditions favorables d’observation de la nouvelle lune seront réunies en des sites différents du globe terrestre. Des astronomes musulmans de renom, des temps médiévaux, tels que Ibn Tariq (8è s.), Al-Khawarizmi (780 ?-863), Al-Battani (850-929), Al-Bayrouni (973-1048), Tabari (11è s.), Ibn Yunus (11è s.), Nassir al-Din Al-Tousi (1258-1274 ?), etc. ont contribué de manière importante, pendant plusieurs siècles, au développement des connaissances théoriques et appliquées dans le domaine de l'astronomie. Ils ont accordé un intérêt particulier à l’étude des critères de visibilité de la nouvelle lune, dans le but de développer des techniques de prédiction fiables du début d’un nouveau mois.

Mais, ce n’est que récemment que des astronomes et des informaticiens réputés ont réussi, en conjuguant leurs efforts, à établir des procédures permettant de prédire à l’avance, chaque mois, dans quelles régions du globe les conditions optimales seront réunies pour observer la nouvelle lune. Ainsi, en 1984, un physicien de Malaisie, Mohamed Ilyas, a pu tracer au niveau du globe terrestre une ligne de démarcation, ou ligne de date lunaire, à l'ouest de laquelle le croissant est visible le soir du nouveau mois, alors qu’il ne peut être vu à l’est de cette ligne que le soir suivant. (11)

Cependant, malgré leur intérêt considérable sur le plan théorique, ces travaux ne sont encore d’aucune aide sur le plan pratique, parce qu’ils continuent d’associer le début du mois nouveau à l’observation mensuelle de la nouvelle lune, une démarche qui ne permet pas d’établir des calendriers annuels à l’avance. Des voies de progrès plus concrètes ont été proposées par les penseurs islamiques modernes, qui ont étudié les aspects théologiques de la problématique du calendrier.

Le ‘alem et le calendrier

Le Coran n’interdit pas l’usage du calcul astronomique. Mais, comme il a été indiqué, le Prophète recommanda aux Bédouins de commencer et d'arrêter le jeûne du mois du ramadan avec l’observation de la nouvelle lune. (10)

De ce fait, le consensus des ulémas se forgea solidement, pendant 14 siècles, autour du rejet du calcul, à part quelques juristes isolés, dans les premiers siècles de l’ère islamique, qui prônèrent l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires. (12) Sur le plan institutionnel, seule la dynastie des Fatimides, en Egypte, a utilisé un calendrier basé sur le calcul, entre les 10è et 12è s., avant qu’il ne tombe dans l’oubli à la suite d’un changement de régime.

L’argument majeur utilisé pour justifier cette situation se fonde sur le postulat des ulémas, selon lequel il ne faut pas aller à l’encontre d’une prescription du Prophète. (13) Ils estiment qu’il est illicite de recourir au calcul pour déterminer le début des mois lunaires, du moment que le Prophète a recommandé la procédure d’observation visuelle. (14)

De nombreux ulémas soulignent, de plus, que le calendrier basé sur le calcul décompte les jours du nouveau mois à partir de la conjonction, laquelle précède d’un jour ou deux l’observation visuelle de la nouvelle lune. S’il était utilisé, le calendrier basé sur le calcul ferait commencer et s’achever le mois de ramadan, et célébrer toutes les fêtes et occasions religieuses, en avance d’un jour ou deux par rapport aux dates qui découlent de l’application du hadith du Prophète, ce qui ne serait pas acceptable du point de vue de la charia. (14)

Mais, depuis le début du 20è s., de plus en plus de penseurs islamiques, ainsi qu’une poignée d’ulémas de renom, remettent en cause de tels arguments.

A leur avis, le Prophète a simplement recommandé aux fidèles une procédure d’observation de la nouvelle lune, pour déterminer le début d’un mois nouveau. Les bédouins se basant sur la position des étoiles pour se guider dans leurs déplacements à travers le désert et pour connaître le début des mois, le Prophète n’avait fait que les conforter dans leurs habitudes ancestrales.

L’observation du croissant n’était qu’un simple moyen, et non pas une fin en soi, un acte d’adoration (‘ibada). Le hadith relatif à l’observation n’établissait donc pas une règle immuable, pas plus qu’il n’interdisait l’utilisation du calendrier astronomique.

Cheikh Abdul Muhsen Al-Obaikan, conseiller du Ministère de la Justice d’Arabie Saoudite, remet lui-même en cause la méthode utilisée par le Conseil Judiciaire Suprême d’Arabie Saoudite, qui se base sur l’observation de la nouvelle lune à l’œil nu pour décréter le début du mois. Compte tenu de l'état d'avancement de la science et de la technologie modernes, utiliser l’œil nu pour déterminer le début et la fin du mois de ramadan relève, à son avis, d'une démarche primitive. « Il n’y a pas d’autre façon de le dire, c’est du sous-développement à l'état pur. » (15)

D’après certains juristes, le hadith ne parle même pas d’une observation visuelle de la nouvelle lune, mais simplement de l’acquisition de l’information, selon des sources crédibles, que le mois a débuté. (16) Cela ouvre naturellement de toutes autres perspectives dans la discussion de cette question.

L’Arabie Saoudite a d’ailleurs abandonné en 1999 la procédure d’observation de la nouvelle lune, pour lui substituer une nouvelle procédure basée sur le calcul des horaires de coucher du soleil et de la lune aux coordonnées de la Mecque, le soir du 29è j de chaque mois. Le coucher du soleil avant la lune indique le début du nouveau mois. Dans le cas inverse, le mois en cours aura une durée de 30 j. (17)

Des études, de plus en plus nombreuses, réalisées par des astronomes musulmans au cours des dernières années, démontrent par ailleurs que les débuts de mois décrétés dans les pays islamiques sur une période de plusieurs décennies étaient souvent erronés, pour les raisons les plus diverses. (11) et (18). Il est clair, de ce point de vue, que lorsque le mois basé sur l’observation de la nouvelle lune débute en des jours différents dans des pays islamiques différents, un seul début de mois basé sur ce critère peut être considéré comme fondé sur le plan astronomique, tous les autres étant erronés.

D’ailleurs, les musulmans considèrent qu'il est parfaitement licite d’utiliser le calendrier grégorien dans la gestion de toutes leurs affaires, et l'utilisent de manière routinière, depuis de nombreux siècles, sans avoir la moindre appréhension qu'ils pourraient, ce faisant, enfreindre des prescriptions religieuses. Pourquoi l’usage du calendrier solaire grégorien basé sur le calcul astronomique serait-il licite, alors que l’usage du calendrier lunaire islamique, basé sur le même calcul, serait illicite ?

L’opinion juridique du cadi Shakir

Le cadi Ahmad Muhammad Shakir (19) mérite une mention à part dans ce débat. Il s’agit d’un juriste éminent de la première moitié du 20è s., qui occupa en fin de carrière les fonctions de Président de la Cour Suprême de la Charia d’Egypte (tout comme son père avait occupé les fonctions de Président de la Cour Suprême de la Charia du Soudan), et qui reste, de nos jours encore, un auteur de référence en matière de science du hadith. (20)

Il a publié, en 1939, une étude importante et originale axée sur le côté juridique de la problématique du calendrier islamique, sous le titre : « Le début des mois arabes … la charia permet-elle de le déterminer en utilisant le calcul astronomique ? » (6).
D’après lui, le Prophète a tenu compte du fait que la communauté musulmane (de son époque) était « illettrée, ne sachant ni écrire ni compter », avant d’enjoindre à ses membres de se baser sur l’observation de la nouvelle lune pour accomplir leurs obligations religieuses du jeûne et du hajj.

Mais, la communauté musulmane a évolué de manière considérable au cours des siècles suivants. Certains de ses membres sont même devenus des experts et des innovateurs en matière d’astronomie. En vertu du principe de droit musulman selon lequel « une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister », la recommandation du Prophète ne s’applique plus aux musulmans, une fois qu’ils ont appris « à écrire et à compter » et ont cessé d’être « illettrés ».

Les ulémas d’aujourd’hui commettent donc une erreur d’interprétation lorsqu’ils donnent au hadith du Prophète sur cette question la même interprétation qu’au temps de la Révélation, comme si ce hadith énonçait des prescriptions immuables, alors que ses dispositions ne sont plus applicables à la communauté musulmane depuis des siècles, en vertu des règles mêmes de la charia.

Shakir rappelle le principe de droit musulman selon lequel « ce qui est relatif ne peut réfuter l’absolu, et ne saurait lui être préféré, selon le consensus des savants. ». Or, la vision de la nouvelle lune par des témoins oculaires est relative, pouvant être entachée d’erreurs, alors que la connaissance du début du mois lunaire basée sur le calcul astronomique est absolue, relevant du domaine du certain.

Il rappelle également que de nombreux juristes musulmans de grande renommée ont pris en compte les données du calcul astronomique dans leurs décisions, citant à titre d’exemples Cheikh Al-Mraghi, Président de la Cour Suprême de la charia d’Egypte ; Taqiddine Assoubaki et Takiddine bin Daqiq al-Eid.

Shakir souligne, en conclusion, que rien ne s’oppose, au niveau de la charia, à l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires et ce, en toutes circonstances, et non à titre d’exception seulement, comme l’avaient recommandé certains ulémas.

Il observe, par ailleurs, qu’il ne peut exister qu’un seul mois lunaire pour tous les pays de la Terre, basé sur le calcul, ce qui exclut la possibilité que le début des mois diffère d’un pays à l’autre. (21) L’utilisation du calendrier basé sur le calcul rendra possible la célébration le même jour, dans toutes les communautés musulmanes de la planète, d’événements à caractère hautement symbolique sur le plan religieux, tels que le 1er muharram, le 1er ramadan, l’aïd al fitr, l’aïd al adha ou le jour de Arafat, lors du hajj. Cela renforcera considérablement le sentiment d’unité de la communauté musulmane à travers le monde.

Cette analyse juridique du cadi Shakir n’a jamais été réfutée par les experts en droit musulman, 66 ans après sa publication, ce qui conforterait la notion que les ulémas n’ont rien trouvé à y redire, sur le plan juridique.

Il faut noter, dans ce contexte, que le professeur Yusuf al-Qaradawi s’est récemment rallié formellement à la thèse du cadi Shakir. Dans une importante étude publiée en 2004, intitulée : « Calcul astronomique et détermination du début des mois », (7) al-Qaradawi prône pour la première fois, vigoureusement et ouvertement, l’utilisation du calcul pour l’établissement du calendrier islamique, une question sur laquelle il avait maintenu une réserve prudente jusque-là. Il cite à cet effet avec approbation de larges extraits de l’étude de Shakir.

La décision du Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN)

De son côté, le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN), qui s’est senti depuis des années interpelé par cette question, a annoncé au mois d’août 2006 sa décision mûrement réfléchie d’adopter désormais un calendrier islamique basé sur le calcul, en prenant en considération la visibilité du croissant où que ce soit sur Terre.

Utilisant comme point de référence conventionnel, pour l’établissement du calendrier islamique, la ligne de datation internationale (International date line (IDL)), ou Greenwich Mean Time (GMT), il déclare que désormais, en ce qui le concerne, le nouveau mois lunaire islamique en Amérique du Nord commencera au coucher du soleil du jour où la conjonction se produit avant 12 : 00 GMT. Si elle se produit après 12 : 00 GMT, alors le mois commencera au coucher du soleil du jour suivant. (8)

La décision du CFAN est d’un grand intérêt, parce qu’elle conjugue avec une grande subtilité les exigences théologiques des ulémas avec les données de l’astronomie.
Le CFAN retient le principe de l’unicité des matali’e (horizons), (21) qui affirme qu’il suffit que la nouvelle lune soit observée où que ce soit sur Terre, pour déterminer le début du nouveau mois pour tous les pays de la planète. Après avoir minutieusement étudié les cartes de visibilité du croissant lunaire en différentes régions du globe, il débouche sur la conclusion suivante :

Si la conjonction se produit avant 12 : 00 GMT, cela donne un temps suffisant pour qu’il soit possible d’observer la nouvelle lune en de nombreux points de la Terre où le coucher du soleil intervient longtemps avant le coucher du soleil en Amérique du Nord. Etant donné que les critères de visibilité de la nouvelle lune seront réunis en ces endroits, on pourra considérer qu’elle y sera observée (ou qu’elle aurait pu l’être si les conditions de visibilité avaient été bonnes), et ce bien avant le coucher du soleil en Amérique du Nord.

Par conséquent, sur ces bases, les stipulations d’observation de la nouvelle lune seront respectées, comme le prescrit la charia, et le nouveau mois lunaire islamique débutera en Amérique du Nord au coucher du soleil du même jour. Si la conjonction se produit après 12 : 00 GMT, alors le mois commencera en Amérique du Nord au coucher du soleil du jour suivant.

Conclusion

La problématique du calendrier islamique ne soulève pas de difficultés au niveau de son volet astronomique. Ce sont les volets théologique, culturel et politique qui posent problème. Les ulémas ont donné à un hadith du Prophète sur le début des mois lunaires une interprétation qui a déconnecté le mois islamique de son ancrage astronomique, l’exposant à tous les aléas. Mais, comme le démontrent des juristes éminents, ce hadith peut être analysé de diverses manières.

L’interprétation traditionnelle qui en a été donnée par les ulémas a forgé un consensus autour du rejet du calcul, considéré comme illicite. Mais, le cadi Shakir et le professeur al-Qaradawi affirment maintenant que l’utilisation du calcul est parfaitement licite, parce que le hadith en question ne s’applique plus, selon les règles de la charia, aux sociétés islamiques modernes.

Le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN) a développé, pour sa part, une solution alternative, qui se situe à mi-chemin entre les deux positions précitées. Elle conjugue avec une grande subtilité les exigences théologiques des ulémas avec les derniers développements dans les connaissances astronomiques relatives au début des mois lunaires. La solution retenue par le CFAN est particulièrement attrayante, du fait qu’elle permet de résoudre de manière élégante un problème épineux, considéré comme insoluble pendant des générations. En effet, elle permet l’établissement à l’avance d’un calendrier lunaire islamique annuel, dont le début des mois est programmé sur la base du moment (parfaitement prévisible, longtemps à l’avance) auquel la conjonction se produira chaque mois.

Le raisonnement du CFAN peut s’appliquer, sans retouches, à l’ensemble des communautés islamiques de la planète. Il leur permettrait d’établir ensemble, à l’avance, un calendrier islamique annuel unique, valable en tous lieux du globe, dans le respect des règles de la charia.

Les gouvernants des Etats islamiques, seuls vrais décideurs en la matière, ont donc un choix à faire entre le maintien du statu quo, l’adoption du raisonnement juridique « pur et dur » du cadi Shakir ou l’application de la solution « intermédiaire », mais tout de même élégante et efficace, développée par le CFAN.

Il est bon de rappeler, à ce propos, que le calendrier julien, lui aussi, a connu toutes les mésaventures imaginables, en son temps, avant d’atteindre son statut actuel de référence universelle, grâce aux adaptations dont il a fait l’objet au cours des siècles. En 1267, Roger Bacon écrivait, à son sujet :

« Le calendrier est intolérable pour le sage, une horreur pour l’astronome et une farce pour le mathématicien ». (22) Pourtant, il a surmonté sa crise de croissance, grâce aux soins dont il a été entouré. Car, comme Shakespeare le fait si bien dire à Jules César :

"Nos fautes, cher Brutus, ne sont point dans nos étoiles, mais dans nos âmes prosternées." (23)


Notes

* Cet article résulte de la fusion de deux articles publiés sur www.Oumma.com sous les titres :

- 1er muharram : calendrier lunaire ou islamique ? (15 mai 2006) et

- La problématique du calendrier islamique (2 Février 2007)

(1) Coran, Ar-Rahman (55 : 5) http://quran.al-islam.com/Targama/DispTargam.asp?nType=1&nSora=55&nAya=5&nSeg=1&l=eng&t=frn

(2) Coran, Yunus (10 : 5) http://quran.al-islam.com/Targama/DispTargam.asp?nType=1&nSeg=0&l=eng&nSora=10&nAya=5&t=frn

(3) Ahmed Khamlichi : « Point de vue n° 4 », Rabat, 2002, p. 12

(4) http://www.moonsighting.com/1427zhj.html

(5) Khalid Chraibi : 1er muharram : calendrier lunaire ou islamique http://www.oumma.com/spip.php?article2040

(6) Ahmad Shakir : « Le début des mois arabes … est-il licite de le déterminer par le calcul astronomique ? ». (en arabe, publié en 1939) reproduit dans : Quotidien arabe « al-madina », 13 octobre 2006 (n° 15878) :
http://ahmadmuhammadshakir.blogspot.com/

(7) Yusuf al-Qaradawi : « Calcul astronomique et détermination du début des mois » (en arabe) : http://www.islamonline.net/Arabic/contemporary/2004/10/article01b.shtml

(8) Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord : http://www.moonsighting.com/calendar.html

(9) Coran, At-Touba 9 : 36 et 37 :

(Coran 9 : 36) : Le nombre de mois, auprès d'Allah, est de douze (mois), dans la prescription d'Allah, le jour où Il créa les cieux et la terre.

(Coran 9 : 37) : Le report d'un mois sacré à un autre est un surcroît de mécréance. Par là, les mécréants sont égarés: une année, ils le font profane, et une année, ils le font sacré, afin d'ajuster le nombre de mois qu'Allah a fait sacrés. Ainsi rendent-ils profane ce qu'Allah a fait sacré. Leurs méfaits leurs sont enjolivés. Et Allah ne guide pas les gens mécréants.

http://quran.al-islam.com/Targama/DispTargam.asp?nType=1&nSeg=0&l=eng&nSora=9&nAya=36&t=frn

(10) Al-Bokhary, Recueil de hadiths (3/119)

(11) Karim Meziane et Nidhal Guessoum : La visibilité du croissant lunaire et le ramadan, La Recherche n° 316, janvier 1999, pp. 66-71

(12) Abderrahman al-Haj : « Le faqih, le politicien et la détermination des mois lunaires » (en arabe) :
http://www.islamonline.net/Arabic/contemporary/2003/10/article03.shtml

(13) Muhammad Mutawalla al-Shaârawi : Fiqh al-halal wal haram (édité par Ahmad Azzaâbi), Dar al-Qalam, Beyrouth, 2000, p. 88

(14) Allal el Fassi : « Aljawab assahih wannass-hi al-khaliss ‘an nazilati fas wama yata’allaqo bimabda-i acchouhouri al-islamiyati al-arabiyah », rapport préparé à la demande du roi Hassan II du Maroc, Rabat 1965 (36 p.), sans indication d'éditeur

(15) Anver Saad, « The Untold Story of Ramadhan Moon Sighting » Daily muslims, October 07, 2005 : « In an interview with a Saudi newspaper, Saudi religious scholar Sheik Abdul Muhsen Al-Obaikan argued that using the naked eye to determine the beginning and end of Ramadan was primitive in an age of modern science and technology. "There is no other way to put it. It's pure backwardness," he said. » http://www.muslimsweekly.com/index.php?option=com_content&task=view&id=804&Itemid=63

(16) Al-Ghazali, Ihya’e ouloum addine cité dans al-Ghomari (réf. 21 ci-dessous), p 30

(17) The Umm-al-Qura calendar of Saudi Arabia http://www.phys.uu.nl/~vgent/islam/ummalqura.htm

(18) Nidhal Guessoum, Mohamed el Atabi et Karim Meziane : Ithbat acchouhour alhilaliya wa mouchkilate attawqiti alislami, 152p., Dar attali'a, Beyrouth, 2è éd., 1997

(19) Ahmad Muhammad Shakir (notice biographique détaillée en arabe) : http://www.islamonline.net/Arabic/history/1422/09/article17.shtml

(20) Un auteur de référence en matière de science du hadith http://www.sounna.com/article.php3?id_article=106

(21) Abi alfayd Ahmad al-Ghomari : Tawjih alandhar litaw-hidi almouslimin fi assawmi wal iftar, 160p, 1960, Dar al bayareq, Beyrouth, 2è éd. 1999

(22) Roger Bacon (c. 1214 – c. 1292) http://literati.net/Duncan/CalendarExcerpt.htm

(23) Shakespeare : Jules César, (Acte I, Scène 2) http://www.mediterranees.net/histoire_romaine/cesar/shakespeare/cesar1.html

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